Prix Suisse de Musique 2018
L’expérience immédiate du son
Il y a ce que je sais de Jacques Demierre et ce que j’apprends de lui, écoute après écoute.
Ce que je sais: sa naissance en 1954; ses activités de pianiste, de performeur, de compositeur et d’improvisateur; le souci qu’il a d’une écriture protéiforme (musique acoustique ou électroacoustique, poésie sonore, interventions in situ…); ses intérêts pour la poésie, le langage, l’environnement sonore ou la danse; ses collaborations, bien sûr, avec Sylvie Courvoisier, Urs Leimgruber et Barre Phillips, Noemi Lapzeson, Axel Dörner et Jonas Kocher ou, plus exceptionnel, avec des orchestres comme le Tonhalle Orchester Zürich; la cofondation de la revue Contrechamps, dédiée à la réflexion sur la musique du XXe siècle – réflexion qui profite à la conception transversale et interdisciplinaire de son art. Il y a aussi ce que je sais de Jacques Demierre pour l’avoir lu: son rapport à ce qu’il appelle l’«expérience immédiate du son», sa recherche d’un équilibre entre improvisation et composition, son travail de mémoire sans cesse recommencé et même renouvelé…
«Tout piano porte en lui toutes les musiques et tous les sons déjà joués dans l’histoire du piano», écritil ainsi. Voilà peut-être pourquoi le musicien peut donner l’impression de mettre l’instrument à la verticale avant d’en explorer les strates qui attestent son histoire puis de le faire sonner à sa manière. Aux portes du silence ou dans un tumulte dont les turbulences vibrent à l’unisson, il réinvente alors l’instrument piano et nous permet de faire, à son côté, cette «expérience immédiate du son» qui est à chaque fois l’occasion d’un apprentissage.
Michel Butor écrivit que «chaque moment est complexe, traversé d’échos et d’harmoniques». Jacques Demierre, lui, a beau jeu de nous faire entendre ce moment, de nous révéler ses échos et ses harmoniques: «L’expérience immédiate du son nous place au centre de la réalité, en un lieusource non localisable, où s’ébauchent de façon ininterrompue et continue des formes, des figures sonores. Elle nous fait ressentir comme peu d’autres pratiques artistiques le processus même de la venue au monde des phénomènes.»
Ces phénomènes, ce sont par exemple les reliefs de la Gruyère qu’il lève sur la partition de Sumpatheia, la mise au jour avec le poète et historien de la médecine Vincent Barras d’un langage inédit sur Voicing Through Saussure, la domestication d’un piano dont fait étatBreaking Stone publié par John Zorn ou la découverte, en compagnie de Barry Guy et de Lucas Niggli, de La Fuente de la Juventud – source à laquelle le musicien revient souvent: c’est là, aussi surprenant soitil, une de ses habitudes.
C’est l’invention, encore, d’un paysage qui sublime une histoire sous le coup d’une formidable expression. Voilà, finalement,la première chose que je sais de Jacques Demierre. La seule, en tout cas, dont je sois vraiment sûr.— Guillaume Belhomme